mardi 31 mars 2015

Faire la mouna

Je m’aventure aujourd’hui sur un terroir qui n’est pas le mien, ni par la religion (je n’en ai pas, c’est assez confortable), ni par les origines.

Une petite bouteille d’eau de fleurs d’oranger artisanale, au parfum enivrant, m’a donné envie de faire une mouna, cette brioche de Pâques des pieds noirs d’Oran, parfumée d’orange et de citron, dont l’évocation rencontrée au fil de mes lectures me faisait envie depuis fort longtemps.  

Je savais que mon amie Frédérique aurait dans ses carnets de souvenirs familiaux la recette ancestrale. Mais au-delà d’une recette, ce sont les souvenirs d’enfance de sa grand-mère qu’elle m’a confiés. Ce texte, dans toute sa candeur, m’a touchée ; je le reproduis dans son intégralité. Il parlera sans doute à ceux qui étaient de ce pays.


La Mouna de mon enfance à Inkermann
Recette Thirion

Une semaine avant Pâques il faut penser à approvisionner : de la ferme (le Merdje) viendront les œufs, le beurre, le lait, les citrons. De l’épicerie, la farine, le sucre en poudre et en pain, les gousses de vanille, l’huile « sans goût », le sel. De la pharmacie (Mme Batisa), l’eau de fleur d’oranger.
Préparation. Le jeudi – jeudi saint.
Dans la vérandah, sur la table carrée recouverte d’une toile cirée à carreaux bleus. On a tout déposé. Les œufs, au préalable, ont été vérifiés. Mis dans la grande bassine remplie d’eau. Ceux qui surnagent sont écartés. Les autres, après avoir été comptes, sont cassés chacun à part dans un bol puis versés dans les soupières. Ils sont bien battus, parfumés – citron râpés, eau de fleur d’oranger, rhum, vanille.
La farine, en cornets de papier gris, a été pesée, au kanout. Le sucre fin de même. Le sucre en pain de 3kgs est celui utilisé aussi pour les confitures.
Le beurre est arrivé en mottes de la ferme. Il sera pesé, rendu liquide en le plaçant un moment dans une casserole sur le coin de la cuisinière à bois. Il ne doit pas bouillir !
L’huile mesurée, l’huile sans goût, celle qui coule comme de l’eau – et que méprise Yamina qui préfère l’huile d’olive !

Le jeudi à 3h précises. Madame Blesson qui en temps ordinaire, fait aussi des lessives ou confectionne les matelas du village, arrive avec son pétrin placé sur une brouette. On le transporte sur la vérandah, à même le sol. Madame Blesson a apporté le levain correspondant à la quantité supposée de pâte. 

Très vite, car elle a d’autres clients à satisfaire, elle commence. Verse la farine dans le pétrin, creuse et ajoute tout ce qui a été préparé, utilisant la recette que lui propose la ménagère responsable.
Penchée sur le pétrin, un tablier blanc sur sa robe noire, elle pétrit. Cela dure une heure, plus encore car il faut que la pâte bien lisse se détache totalement du pétrin. Avec des gestes cadencés elle prend le tout, le rejette. Clac ! Clac !

Autour d’elle, une dizaine de personnes admirent ses efforts. Les enfants jouent, se font rabrouer, on ne doit pas gêner Madame Blesson. De temps en temps elle s’assoit pour se reposer un peu, mais jamais elle ne permettrait à quelqu’un de la remplacer. 
Quand la pâte est « bonne » elle la laisse se reprendre. Accepte un bol de café au lait, discute…des autres mounas du village, de celles de l’an passé.


Par elle-même, la pâte sera placée au fond d’une énorme corbeille à linge qui a été recouverte d’un drap fin aspergé de farine. Les bords du drap seront ramenés pour couvrir la pâte. Et puisqu’il fera froid cette nuit, même dans la cuisine, on posera la corbeille sur une chaise que l’on approchera le soir près de la cuisinière alors alimentée par un feu doux et égal toute la nuit. Le lendemain matin, en soulevant avec un peu d’angoisse la couverture posée sur la corbeille, on verra si la pâte a bien levé…
La corbeille déborde, c’est bon, elle a doublé de volume « notre mouna ».

Vendredi – Dans la matinée Madame Blesson reviendra avec sa brouette. Elle y mettra la corbeille et son contenu, bien garantie de l’extérieur, et se rendra au four du boulanger où elle a retenu son tour de cuisson. Elle n’aura pas oublié d’emporter les œufs battus et le sucre concassé.

Tout le monde était là pour la voir partir. Et Maman l’a suivie.

Au fournil, le boulanger lui prêtera les planches et elle partagera la pâte en morceaux, selon les indications de Maman – des gros, des moyens, autant de petits qu’il y a d’enfants - et en fera des boules. Au fur et  mesure, elle déposera les boules sur les planches, pas trop près les unes des autres. Les laissera « se reprendre », les enduira sur le dessus avec un pinceau trempé dans l’œuf, pour les dorer. Saupoudrera de sucre concassé.
Pour terminer elle n’aura pas oublié les deux coups de ciseaux en croix sur le dessus de la mouna pour qu’elle éclate un peu et cuise mieux.
Tout s’est terminé dans le mystère chez le boulanger. Maman seule était restée avec Madame Blesson pour surveiller la cuisson avec elle.

Vers cinq heures elles reviendront ; le parfum des mounas les précède et tous les enfants sont là pour les accueillir. C’est un moment très attendu. La cuisson est importante. Assez cuites mais pas trop, surtout pas brûlées ! On les admire, on les compte.

Dans les années de mes 8 à 12 ans, je me souviens qu’il y en avait une cinquantaine. D’ailleurs j’avais eu le privilège de casser les 128 œufs, chiffre qui correspondait à la recette multipliée par 16. 
On laissait refroidir les mounas. Nous étions le vendredi Saint. La maison était sans fleurs ni musique. Pas d’étude de piano !

On sortait les mounas de la corbeille pour les déposer sur les étagères de l’armoire garnies de serviettes blanches, les grosses dessous, les petites dessus.

Nous le savions, il n’était pas question que l’on y goûte avant le matin de Pâques…plus tard j’ai pensé que les grands devaient y succomber quelquefois…
Que c’était bon avec le lait du dimanche matin !




Mais la mouna n’était pas seulement une pâtisserie. Elle faisait partie d’un échange, un partage, un signe d’amitié.

Chaque famille profitait de ce temps pour adresser des vœux de Joyeuses Pâques aux parents, aux amis, aux voisins, en apportant une de ses mounas bien enveloppée dans un torchon, le plus propre, le mieux repassé. Les plus jeunes étaient les messagers. Ils revenaient presque toujours avec les mêmes vœux, une mouna différente. A moins que ce soient les amis qui les aient devancés. 
C’était l’échange dans l’affection et l’amitié.

Nous en apportions aux dames Hanoun, Chettrit, aux demoiselles Bensoussan. Toujours aux voisins arabes proches et amis.

Alors au temps de la fête juive, les filles de nos amis nous apportaient des piles de galettes sans levain, toutes ajourées, et pour l’Aïd Kbire les fillettes arabes en robes de fête arrivaient chargées de couscous et de gâteaux au miel. 

La mouna est une brioche, lourde, compacte, très parfumée, qui se conserve plusieurs jours et doit sa qualité aux proportions des ingrédients utilisés.  Ceux qui aimaient plaisanter l’appelaient « l’étouffe-chrétien ». Ils n’étaient pas, cependant, les derniers à l’apprécier.

On la mangeait le dimanche au petit-déjeuner, à midi pour accompagner la crème anglaise, le lundi de Pâques pour un pique-nique à la campagne, à la ferme, sous les pistachiers du merdje. Nous nous y retrouvions en famille, souvent une centaine.

Mais seulement une fois l’an…Est-ce pour cela qu’elle avait si bon gout et qu’à 80 ans j’en conserve encore la saveur. Sans en avoir encore trouvé de meilleure !


La recette est celle du grand-père de mon amie Frédérique. Je l’ai adaptée pour deux mounas, qui, bien que denses - et je crois que c’est comme ça qu’elles doivent être – et pas tout à fait assez montées – je pense que je n’ai pas pétri suffisamment longtemps, ma pâte devait être un peu trop hydratée – ont un parfum extraordinaire. Mes seuls initiatives sont les proportions de « parfums » et l’ajout d’un peu de sel.

Attention, n’essayez pas de faire une mouna avec de l’arôme de fleur d’oranger industriel, vous passeriez tout simplement à côté.

Mouna
(pour 2 brioches)
  • 500g de farine
  • 3 œufs
  • 100g de beurre
  • 50g d’huile
  • 200g de sucre en poudre
  • Zeste d’une orange non traitée
  • Zeste d’un citron non traité
  • 1 cs de rhum à la vanille maison
  • 4 cs d’eau de fleur d’oranger artisanale
  • 1 petite cc de sel
  • 1 œuf pour la dorure
  • Sucre en grain
Levain
  • 100g de farine
  • 30g de levure de boulanger
  • 50g de lait
Faire tiédir légèrement le lait. Y dissoudre la levure. Ajouter la farine. Laisser reposer le mélange dans un endroit tiède ½ heure à ¾ d’heure (je l’ai laissé lever environ 6 heures au frais, puis se reprendre ½ heure à température ambiante)

Dans un saladier, casser les œufs. Ajouter le sucre et bien mélanger. Ajouter les zestes, le rhum à la vanille et l’eau de fleur d’oranger.

Dans un grand saladier, ou le bol du robot, verser la farine. Ajouter le mélange précédant, le beurre fondu et l’huile. Commencer à pétrir, puis ajouter le levain petit à petit. Une fois le levain bien incorpore, ajouter le sel. Continuer à pétrir environ 20 minutes, jusqu’à obtenir une pâte lisse et élastique.

Sur le plan de travail bien farine, faire un ou deux rabats pour donner du corps à la pâte. Former une boule et la déposer dans un saladier. Couvrir d’un linge propre et laisser lever toute la nuit à température ambiante.

Le lendemain, votre pâte doit avoir doublé de volume. La déposer sur le plan de travail, la diviser en deux et former deux boules. Les déposer sur une plaque de cuisson couverte d’une feuille de papier sulfurisé. Couvrir d’un linge et laisser reposer dans un endroit tiède environ 1 :30 (tout dépend de la température ambiante), jusqu’à ce qu’elles doublent de volume. 

Préchauffer le four à 180°C. 
Dorer à l’œuf battu, au pinceau.
Saupoudrer de sucre en grains.
Faire une croix de deux coups de ciseaux sur le dessus des brioches.
Enfourner pour environ 35-40 minutes.

21 comments:

Somphet a dit…

Une terrible tentation!  Biz

Rosa's Yummy Yums a dit…

Un délice! Si moelleuses et tentantes.

Bises,

Rosa

McdsM a dit…

Je me suis absentée longtemps, juste le temps de monter le projet d'une cuisine flambant neuve ...
Eh, oui tout arrive ! Les recettes sont là , elles me tendent les bras.
Biz

Hélène Picken a dit…

Waouh! Belles brioches. C'est ce que j'appelle de la transmission. Le texte est magique. Il nous transporte. D'ici, je sens l'eau de fleur d'oranger.
Merci voisine.

Babzy.B a dit…

Quel beau texte , la Mouna exhale ses parfums jusqu'ici ! ;)

Kate a dit…

Et bien grâce à toi, il me tarde ce week-end car je sais que ma mère, comme chaque année à Pâques, tradition oblige, a fait des mounas... Bravo, les tiennes ont l'air terriblement bonnes!

la nonna a dit…

magnifique mouna, bisous

Babeth De Lille a dit…

Jolis souvenirs et belles mounas.....on a envie de sentir toutes ces bonnes odeurs...il va falloir dégoter une "vraie" eau de fleur d'oranger si j'ai bien compris.....

La cocinera loca a dit…

Merci à la fois pour la citation, le texte et la recette, tout me va droit au coeur ! Tu as raison de parler de l'aspect compact et dense de la mouna, les gens "qui ne viennent pas de là-bas" ne comprennent pas qu'une "vraie" mouna, c'est comme ça.
Comme tous les ans pour Pâques, je ferai la mienne, qui partira... à Londres avec moi.
Je te souhaites de très bonnes fêtes de Pâques.

Fredlulu a dit…

Merci! je sens les mounas qui refroidissent sous leur linge! la fleur d'oranger, et leur saveur un peu "compacte"...et toujours, ces textes qui font remonter souvenirs d'enfance et émotions ...
vivement dimanche! mais il faut d'abord que j'aille chercher ma levure...
Fredlulu

Choupette a dit…

Que j'aime ce style de souvenirs. merci à ton amie pour ce superbe texte et bravo à toi pour avoir pensé à nous en faire profiter.

Margot Zhang a dit…

Une très belle histoire, tu me donnes envie de découvrir davantage cette culture ! Bonne journée.

Chai Dumè a dit…

lorsque ton billet est paru, le titre m'a directement interpellé ;
mais les connexions étant ceux qu'elles sont ici, j'ai préféré l'enregistrer pour le lire tranquillement, face à la mer ;
quel beau moment vous m'avez procuré là mesdemoiselles !
je pense que ma grand-mère mettait à contribution ses 3 filles, gourmandes comme des chattes, et madame Novisse la "dame du ménage" ; elles en faisaient effectivement beaucoup car il fallait qu'il en reste pour le picnic du lundi de Pâques ;
je me souviens encore de ce goût si particulier.....
la tradition a perduré au retour en Fronce ;
c'est vrai qu'il existait cette notion de partage et d'amitié ; c'est si joliment expliqué dans le texte....
en fait, je crois que c'est ça que j'ai envie de laisser à mes filles......
mille mercis pour cette histoire si touchante ;

mijo a dit…

J'en avais fait il y a quelques années pour mon beau-père qui a passé une partie de son enfance et début adolescence à Oran.

Christine a dit…

Belles mounas, beau travail de partage et d'échange, merci ktir!

Au gré du marché a dit…

Ces paroles de femme, parce que c'est bien ce dont il s'agit, viennent à nous aisément grâce à ce texte magnifique.
Le partage de la pétrisseuse entre les villageois, celui du four, et enfin celui des mounas, le long processus auquel tout le monde assiste ou participe, dits dans de tels mots sont très touchants. Que tu aies reproduit ces brioches avec autant de respect et de dextérité l'est tout autant.
Lou

Lefrancbuveur a dit…

Buona Pasqua, Gracianne ;)

Marielle a dit…

Ce récit est un vrai poème, une ode à la joie de cuisiner pour les fêtes de famille et pour les amis.
Humm, les zestes de citron et l'eau de fleur d'oranger me font envie de croquer dans une mouna.
bises

Anonyme a dit…

Ce que je retiens le plus, ce sont ces partages gourmands évoqués entre chaque religion. A chaque fête religieuse, des femmes partagent leur gourmandise avec d'autres personnes de confession différente. C'est beau et ça me laisse songeuse...

Gracianne a dit…

Oui, c’est aussi le passage que j’ai préféré dans ce texte, j’ai d’ailleurs failli ne retranscrire que celui-ci, puis je n’ai pas voulu le couper, il était beau dans son ensemble.

Au-delà du parfum de ce gâteau-brioche, il y a un petit morceau d’histoire quotidienne dans ce texte, à la fois nostalgique et serein, qui nous touche par-delà les années, les origines diverses. Vos commentaires le disent bien, je n’ai pas été la seule à réagir ainsi.

Merci encore à toi Frédérique, pour ce regard sur tes archives familiales. En espérant avoir fait honneur à la douceur de ce souvenir.

Enitram a dit…

Je vais revenir lire ce billet, prendre le temps car j'ai beaucoup de retard en ce moment pour cause de jardinage, entre autres occupations...
A bientôt

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